Métaphysique des tubes : Nothomb et le chocolat blanc belge

Comment vaincre cette tentation de se confondre avec le vide ? Métaphysique des tubes d’Amélie Nothomb en offre une illustration magistrale, où l’inertie prend la forme d’un Dieu-enfant, végétal, statique, une sorte de tube qui filtre le monde sans jamais y réagir, sans jamais y pénétrer pleinement.

A travers les mots
4 min ⋅ 12/09/2024

L’inertie, ce silence immobile au cœur de l’existence, s’insinue dans nos vies comme un refus de toute forme de mouvement, de création, ou de sensation. C’est une résistance passive, une force invisible qui pousse l’être à demeurer figé dans une éternité stérile. Elle incarne une opposition sourde, qui empêche l’individu de s'engager dans le monde ou d'agir. Mais comment échapper à cette inertie, qui semble tout embrasser ?

Amélie Nothomb, dans son ouvrage Métaphysique des tubes, illustre cette inertie à travers le personnage de Dieu, représenté ici comme un tube : une existence sans vie, une pure fonction biologique. Cette métaphore du tube, traversé par le monde sans jamais s'y inscrire, pose la question centrale : comment réveiller la vie là où règne la passivité ?

L'absence de regard – point de départ de l'inertie

« Dieu ne vivait pas, il existait », écrit Nothomb.

Cette phrase de son roman capture l'essence même de l’inertie : une existence sans regard, sans conscience. Le regard, selon l'auteure, marque le début de la vie. « La vie commence là où commence le regard. » Combattre l'inertie, c'est donc apprendre à voir, à reconnaître et à choisir. Mais cet éveil ne peut se faire sans un choc initial, une rupture brutale avec l'état de flottement absolu qui précède l'éveil.

Dans l’univers métaphorique du tube, le premier mouvement vers la conscience n’est pas un processus linéaire. Il nécessite un acte de rupture, une fracture avec l’éternité du néant. C’est ici que se pose la question : comment provoquer cette secousse nécessaire pour sortir de l’inertie ?

Le goût du plaisir comme premier éveil

Nothomb associe le goût du chocolat blanc (et quel doux choix !) à la première secousse qui ébranle le tube et tire l’enfant de son sommeil cosmique. « C’est moi qui vis ! C’est moi qui parle ! » Ce cri d'éveil n’est pas seulement celui d’une naissance à la vie, mais aussi celui d’une création de soi. Combattre l’inertie, ce n’est donc pas simplement vaincre la passivité, c’est se créer. La naissance à la conscience passe par le plaisir, la sensation, mais aussi par le refus.

L'inertie apparaît comme le résultat de l’absence de sensation et de choix : le chocolat blanc, presque funeste, s’impose lui aussi à la elle, comme l’existence d’un coup parcourt le tube. La conscience, en revanche, est marquée par la capacité de refuser. « Vivre signifie refuser », souligne Nothomb. La vie n'est donc pas un simple flot d'acceptation, mais un acte de négation perpétuelle. Peut-être est-ce dans cette lutte contre le chaos informe de l'univers que l'individu affirme son existence.

La colère comme réponse à l'éveil

Cependant, le combat contre l’inertie n’est jamais facile. L’éveil à la vie n’est pas une transition douce, mais une prise de conscience douloureuse. En se réveillant, l’enfant dans Métaphysique des tubes ne rencontre pas la paix, mais une colère divine. « Une colère fabuleuse l'avait tiré de sa torpeur. » Cette rage intérieure, cette furie métaphysique, représente la première réaction face à la rupture avec l’inertie. Pourquoi cette violence ? Parce que l’inertie, pour Nothomb, n'est pas seulement une absence de vie, mais aussi une plénitude première, une perfection que l’éveil détruit. La vie impose donc l'imperfection, la douleur, et surtout, la perte d'un état de satisfaction absolue. Le tube, en s'éveillant, ressent cette trahison fondamentale : la conscience est une blessure.

L’inadéquation entre l’être et le monde

Une fois éveillé, l'individu découvre le monde et ses injustices. Dans Métaphysique des tubes, l'enfant-tube se heurte à une nouvelle réalité : « Vous bougez vos lèvres et il en sort du langage ! Je bouge les miennes et il n'en sort que du bruit ! Cette injustice est insupportable ! » L’inertie est ici remplacée par un sentiment de dissonance fondamentale entre l’être et le monde, entre son désir de toute-puissance et son incapacité à la réaliser.

Cette inadéquation est la preuve que l'inertie est en train de mourir. En réalité, c'est à travers cette violence et ce refus que la vie se confirme. L'éveil à la vie implique alors nécessairement une confrontation avec cette imperfection, une lutte contre les déséquilibres du monde.

Malgré cette confrontation, le plaisir demeure l’arme ultime contre l’inertie. Dans Métaphysique des tubes, le goût du chocolat blanc incarne cette première jouissance qui lie l’enfant à la vie. « Le plaisir est une merveille, qui m’apprend que je suis moi. » En découvrant le plaisir, l’enfant-tube prend conscience de lui-même en tant qu’être. Le plaisir devient ainsi la fondation même de l’identité. Combattre l’inertie, c’est donc redécouvrir les sensations, admettre que la vie, malgré ses imperfections, est aussi le lieu du plaisir et de la jouissance.

Cependant, l’éveil à la vie n'élimine jamais totalement l'ombre de l'inertie. Comme une cicatrice, elle reste présente dans la mémoire, toujours prête à resurgir.

La mort, je savais ce que c’était. Cela ne me suffisait pas à la comprendre

Nothomb écrit ici que l'inertie n'est jamais complètement effacée : il reste toujours un désir secret de retour à cet état de paix cosmique, de flottement dans le néant.

Finalement, Métaphysique des tubes nous invite à méditer sur cette lutte intérieure permanente : combattre l'inertie, c'est choisir de vivre, avec tout ce que cela implique de douleur, de plaisir, et surtout, de conscience.

C’est accepter que la vie ne soit pas un flux continu, mais une série de choix, de refus, et de ruptures, car il n'y a pas de victoire totale dans ce combat, car l'inertie, comme un fantôme, rôde toujours autour de nous, prête à nous rappeler que, comme l'enfant-tube, nous avons tous un jour refusé de vivre.

A travers les mots

A travers les mots

Par Diana C.

À propos de l’auteur de “A travers les mots”

Écrire est mon moyen de donner une forme à l’informe, de contenir l’incontenable, de concevoir l’inconcevable, de vivre l’irréversible. C’est ainsi que je suis toujours en vie, malgré les heurts brutaux, malgré les départs incessants, malgré tant d'adieux dissimulés derrière des sourires de plomb, malgré tant de retours impossibles, malgré tant d'amours (in)finis. L’écriture est ma boussole dans la tempête, ma carte au milieu de l’immensité, mon unique moyen de ne pas sombrer dans l’océan de la mélancolie – de mon immense mélancolie.

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