Amélie Nothomb, à travers cette figure spectrale, nous offre non seulement une œuvre qui dissèque l'érotisme des contraires, mais aussi une méditation vertigineuse sur la fixité des apparences, la violence sous-jacente de l’amour, et la laideur comme expérience ontologique.
Dans le théâtre de la monstruosité humaine, Épiphane Otos, protagoniste d’Attentat, se déploie tel un artefact à la croisée des chemins entre la déconstruction du beau et l’archéologie du désir. Amélie Nothomb, à travers cette figure spectrale, nous offre non seulement une œuvre qui dissèque l'érotisme des contraires, mais aussi une méditation vertigineuse sur la fixité des apparences, la violence sous-jacente de l’amour, et la laideur comme expérience ontologique.
L’obsession d’Épiphane est l’alpha et l’oméga de ce roman troublant, où la narration nous enjoint de contempler les failles béantes entre les aspirations humaines et la condition corporelle.
Dès le début, il établit son rapport à la laideur avec une brutalité désarmante :
La première fois que je me vis dans un miroir, je ris : je ne croyais pas que c’était moi. À présent, quand je regarde mon reflet, je ris : je sais que c’est moi. Et tant de hideur a quelque chose de drôle.
Ici, Épiphane ne voit pas simplement sa laideur comme un état accidentel du corps, mais comme une sorte de fatalité tragique à laquelle il s’est habitué. Le rire devient un mécanisme de défense, mais aussi une manière ironique d’accepter son destin. Cette citation, qui introduit le roman, illustre la manière dont Épiphane se considère d’abord comme une aberration, une monstruosité que même lui ne peut totalement prendre au sérieux. Cependant, cette même laideur, qu’il ridiculise à première vue, devient l’épicentre de son être et l’élément fondateur de sa relation au monde.
Son rire, d’abord léger, s’approfondit au fil de l’œuvre, devenant une réponse nihiliste à l’injustice que représente la beauté d’Ethel. Ce décalage entre le physique d'Épiphane et la perfection d’Ethel devient alors l’axe autour duquel s’articule toute la structure narrative. L’antithèse entre la laideur visible et la beauté adorée conduit à une tension qui s’intensifie à mesure que le récit avance.
Épiphane, narrateur malmené par son propre corps, transfigure son visage en un miroir inversé de l’humanité : ce que ses contemporains voient, il l’absorbe comme une énergie négative, une mise en lumière obscène de l’horreur du réel. Sa laideur devient ainsi son arme, son masque, et paradoxalement, le moteur de son ascension sociale. Là où les autres cultivent la beauté dans une économie narcissique du regard, Épiphane, lui, érige sa laideur en monument d’altérité radicale.
Dans le passage central du roman, Épiphane, confronté à son amour non réciproque pour Ethel, tente de comprendre l’essence même de la beauté :
Il y a quelque chose de mal digéré au sujet de la beauté : tout le monde est d’accord pour dire que l’aspect extérieur a peu d’importance, que c’est l’âme qui compte, etc. Or, on continue à porter au pinacle les stars de l’apparence et à renvoyer aux oubliettes les tronches de mon espèce.
Cette citation, qui intervient au milieu du récit, témoigne de la lucidité cruelle d’Épiphane. Il comprend le mensonge social qui valorise l’intérieur tout en sacrifiant l’extérieur aux critères rigides de l’esthétique. Il voit la beauté non comme une simple caractéristique, mais comme un pouvoir social écrasant, un critère d’exclusion dont il est la victime désignée. Son ressentiment naît de cette hypocrisie : l’idée que la beauté intérieure compte n’est, selon lui, qu’un leurre destiné à masquer l’injustice fondamentale qui découle de la laideur. Ce sentiment d’injustice alimente sa haine et son désir de possession envers Ethel, qui devient l’incarnation de ce qu’il ne pourra jamais atteindre.
Cette beauté d’Ethel n’est pas seulement plastique, elle est une force insidieuse, un poison subtil que Nothomb déploie comme une métaphore de la suprématie du visible dans nos sociétés contemporaines. Elle n’est pas belle en tant que simple surface, mais en tant que concept qui hante Épiphane, l’oppresse, et finalement, le condamne. La beauté, dans Attentat, n’est ni pure ni salvatrice : elle est toxique, elle se fait couteau à double tranchant, une arme dont la fascination conduit à la destruction totale de l’être qui la contemple.
Nothomb fait ainsi de la violence une esthétique centrale, qui culmine dans le meurtre d’Ethel. Ce geste final, où Épiphane transperce sa muse d’un diadème de taureau, est d’une symbolique saisissante : l’érotisation de la douleur, la fusion de la mort et de la possession. En tuant Ethel, Épiphane croit non seulement annuler l’impossibilité de son amour, mais surtout cristalliser cet instant dans une éternité tragique. La possession devient ici littérale, brutale, une manière ultime d’immortaliser une relation qui n’a jamais existé que dans l’esprit malade du protagoniste.
Et maintenant, foutre-ciel, que serait-ce si cette main était celle d’Ethel et non la mienne ?
Ici, le désir de fusion atteint son paroxysme, dans une vision apocalyptique où l'ultime aboutissement de l'amour est la destruction de l'objet désiré. Cette citation traduit à la fois la pulsion de mort et l’impossibilité pour Épiphane d’envisager une relation où Ethel ne serait pas un simple prolongement de sa volonté. C’est précisément parce qu’il ne peut la posséder dans la vie qu’il décide de l’anéantir, de sceller leur union dans un acte ultime de violence. La beauté devient ainsi non pas une qualité, mais une malédiction qui condamne à la folie celui qui la contemple sans pouvoir l’atteindre.
La mort d’Ethel ne marque pas seulement l’acmé de l’obsession d’Épiphane, elle représente la culmination d’une quête perverse : celle de l’absolu. L’absolu, pour lui, réside dans la destruction de l’objet désiré, car, dans sa logique délirante, détruire c’est protéger, annihiler c’est s’approprier à jamais. Ethel, désormais cadavre, devient enfin sienne, et dans cette mortelle apothéose, Épiphane atteint ce qu’il cherchait depuis le début : la fusion entre le laid et le beau, entre l’homme monstrueux et la femme sublime, entre Eros et Thanatos.
Ainsi, Amélie Nothomb nous tend un miroir déformant dans lequel nous sommes tous, à un moment donné, reflétés. L’obsession du visible, du corps, et de l’apparence, n’est pas le propre d’Épiphane : elle est le mal moderne, la déchirure secrète qui habite chacun de nous dans une société qui érige la beauté en absolu, tout en en refusant l’accès aux imparfaits.