Sous lâapparence banale dâun retard de vol, AmĂ©lie Nothomb Ă©rige un espace de suspense psychologique oĂč se joue une introspection infernale, un combat intĂ©rieur mimĂ© par lâapparition de Textor Texel. Ce personnage, Ă la fois vulgaire et fascinant, incarne la dualitĂ© humaine dans toute sa splendeur macabre.
LâĆuvre sâouvre sur une histoire dâune banalitĂ© significative : « Les nerfs de JĂ©rĂŽme Angust Ă©taient dĂ©jĂ Ă vif quand la voix de lâhĂŽtesse annonça que lâavion, en raison de problĂšmes techniques, serait retardĂ© pour une durĂ©e indĂ©terminĂ©e. » Cette phrase anodine, qui semble dĂ©crire un simple contretemps, est en rĂ©alitĂ© la premiĂšre brique dâun Ă©difice symbolique. Lâavion retardĂ© nâest pas un simple caprice du destin : il reprĂ©sente un arrĂȘt forcĂ© dans la vie dâAngust, un moment de suspension qui permettra Ă la trame cauchemardesque de se dĂ©ployer.
L'indĂ©termination du temps n'est autre que la mĂ©taphore d'une errance intĂ©rieure qui s'apprĂȘte Ă prendre forme. JusquâoĂč peut-elle sâĂ©tendre ? A quel point peut-elle se dĂ©voiler ?
Câest dans cet entre-deux que Texel fait son apparition. Loin de se contenter dâun rĂŽle de passager importun, Texel est le catalyseur du drame, celui par qui la vĂ©ritĂ© Ă©clate Ă travers le chaos. Son approche dĂ©note dĂ©jĂ une intention prĂ©datrice : « Bonjour, monsieur, lui dit quelquâun avec cĂ©rĂ©monie. » Cette politesse glaciale nâest quâun masque qui dissimule un dessein beaucoup plus sombre. DĂšs le premier contact, Texel sâempare de lâespace psychique dâAngust. La salle dâattente de lâaĂ©roport, avec sa banalitĂ© familiĂšre, se transforme en une scĂšne de théùtre mentale, oĂč lâhomme traquĂ© ne peut ni fuir, ni se cacher.
Texel est celui qui a tout prĂ©vu, tout anticipĂ©. Sa proie, JĂ©rĂŽme, est coincĂ©e dans cet aĂ©roport et dans cette interaction. « Il fallait un endroit oĂč je puisse vous coincer. Vous deviez prendre cet avion, vous ne pouviez pas vous permettre de partir ! » Ă ce moment prĂ©cis, lâaĂ©roport cesse dâĂȘtre un lieu de transit pour devenir une prison symbolique, le dĂ©cor dâun jeu oĂč lâissue nâest ni le vol ni la fuite, mais la confrontation. Et cette confrontation nâest pas seulement avec Texel.
Elle est avec soi-mĂȘme, avec l'ennemi intĂ©rieur qui, lentement mais sĂ»rement, se dĂ©voile.
Texel se dĂ©voile alors comme lâassassin de lâĂ©pouse dâAngust, Isabelle : « Je suis lâassassin de votre femme. » Mais cette rĂ©vĂ©lation ne choque pas simplement par son horreur immĂ©diate. Ce meurtre nâest pas un fait brut. Il devient un acte de provocation, une intrusion dans la psychĂ© de JĂ©rĂŽme, qui doit dĂ©sormais affronter un dilemme moral implacable. Texel ne se contente pas de rappeler Ă Angust la douleur de la perte, il lâaccuse indirectement dâavoir participĂ© Ă ce meurtre, dans un jeu perverti oĂč lâinnocence et la culpabilitĂ© se confondent.
La « cosmĂ©tique » que Texel Ă©voque nâa rien Ă voir avec les apparences frivoles. « La cosmĂ©tique, ignare, est la science de lâordre universel, la morale suprĂȘme qui dĂ©termine le monde. » Ce quâil nomme cosmĂ©tique est en fait une rĂšgle macabre qui justifie la dĂ©sintĂ©gration de la morale conventionnelle. Ce concept, Ă©trangement perverti, permet Ă Texel de justifier non seulement ses actes, mais aussi lâenchevĂȘtrement psychologique dans lequel il entraĂźne JĂ©rĂŽme.
Texel va plus loin en forçant JĂ©rĂŽme Ă accepter lâidĂ©e que sa propre culpabilitĂ© est inĂ©luctable. Il ne suffit pas Ă Angust dâĂȘtre la victime dâun harcĂšlement mental ; il doit aussi admettre sa part dans le crime : « Si vous ne vous vengez pas, JĂ©rĂŽme Angust, vous resterez quelquâun dâinaccompli. » La vengeance, dans ce contexte, devient un rituel de purification, mais aussi une malĂ©diction. JĂ©rĂŽme est face Ă un choix impossible : se venger et sombrer dans la mĂȘme violence que Texel, ou refuser et se condamner Ă la torture perpĂ©tuelle du doute.
Texel, dans ce jeu sadique, ne cesse de revenir Ă lâidĂ©e que « on a les criminels quâon mĂ©rite. » Cette phrase est une charge, une condamnation qui pĂšse sur Angust comme un fardeau. L'innocence devient un leurre. Nothomb construit ici une vision profondĂ©ment pessimiste de lâhumanitĂ©, oĂč le bien et le mal ne sont que deux faces dâune mĂȘme piĂšce.
Lâun des aspects les plus fascinants de ce roman rĂ©side, Ă mon sens, dans la nature de Texel lui-mĂȘme. Est-il une projection ? Est-il le produit de la culpabilitĂ© refoulĂ©e dâAngust ? Ou incarne-t-il une forme dâombre junguienne, cet alter ego malĂ©fique qui surgit des profondeurs de la psychĂ© pour dĂ©truire son hĂŽte ? Cette ambiguĂŻtĂ© est au cĆur de lâĆuvre, qui oscille constamment entre rĂ©alitĂ© et dĂ©lire mental.
« Je suis toi. Je suis cette partie de toi que tu ne connais pas mais qui te connaĂźt trop bien. » Cette phrase rĂ©sonne comme la rĂ©vĂ©lation ultime : Texel nâest pas simplement un homme avec lequel JĂ©rĂŽme se retrouve enfermĂ© dans une salle dâattente. Il est lâincarnation des dĂ©sirs refoulĂ©s, des instincts meurtriers, des pulsions que JĂ©rĂŽme, dans son existence banale et rĂ©gulĂ©e, a toujours refusĂ© de voir. Cette dĂ©claration transforme le roman en un vĂ©ritable cauchemar psychologique oĂč lâennemi nâest plus seulement extĂ©rieur, mais rĂ©side dans les entrailles mĂȘmes du protagoniste : oĂč est la limite entre lâautre et soi ? Qui est lâautre ? August est-il vraiment lui-mĂȘme ?
La notion de lâennemi intĂ©rieur est ici exploitĂ©e jusquâĂ son paroxysme. Loin dâĂȘtre un simple meurtrier, Texel devient le double malĂ©fique de JĂ©rĂŽme, celui qui rĂ©vĂšle ce que ce dernier nâa jamais voulu admettre : son propre potentiel destructeur. Il y a, dans cette confrontation, quelque chose de mythologique, un combat entre deux forces Ă©gales mais opposĂ©es qui ne peuvent exister quâen relation lâune avec lâautre.
Le point culminant du roman nâest pas un acte de violence spectaculaire, mais un choix moral impossible. Texel pousse JĂ©rĂŽme Ă le tuer. « Tuez-moi donc. Vous mâemmenez aux toilettes, vous me fracassez le crĂąne contre un mur et on nâen parle plus. » Mais JĂ©rĂŽme ne peut pas se rĂ©soudre Ă cet acte. Tuer Texel, câest se tuer soi-mĂȘme, admettre que lâennemi nâest pas seulement un intrus, mais une part essentielle de son ĂȘtre.
Cette tentation du meurtre est une Ă©preuve dâune intensitĂ© rare. Texel sait parfaitement que, sâil meurt, il remportera malgrĂ© tout la victoire : il aura forcĂ© JĂ©rĂŽme Ă reconnaĂźtre sa propre culpabilitĂ©, Ă devenir lâassassin quâil a toujours redoutĂ© dâĂȘtre. Mais refuser de le tuer nâoffre pas non plus de libĂ©ration. JĂ©rĂŽme reste alors piĂ©gĂ© dans lâincertitude, incapable de dĂ©terminer sâil est innocent ou coupable, victime ou bourreau.
Texel met en scĂšne ce dilemme avec une habiletĂ© dĂ©moniaque, sachant pertinemment que JĂ©rĂŽme ne pourra jamais rĂ©ellement sâen sortir. « Je suis la partie de toi qui ne se refuse rien. » Cette derniĂšre phrase scelle le sort de JĂ©rĂŽme. Que Texel survive ou non, il a dĂ©jĂ triomphĂ©. Angust est condamnĂ© Ă vivre avec la certitude que cette part sombre de lui-mĂȘme, cet « ennemi », est indestructible.
CosmĂ©tique de lâennemi est une Ćuvre dâune rare puissance psychologique. Sous le masque dâune interaction banale entre deux inconnus se joue en rĂ©alitĂ© un pur combat existentiel, voire philosophique, qui vient brouiller les frontiĂšres entre le bien et le mal, entre lâinnocence et la culpabilitĂ© - nous nous trouvons face Ă lâeffacement dans toute sa complĂ©tude.
AmĂ©lie Nothomb dissĂšque avec une prĂ©cision clinique la dualitĂ© de lâĂąme humaine, les travers et les origines de la culpabilitĂ©, et, Ă travers la figure de Texel, elle interroge notre capacitĂ© Ă reconnaĂźtre et Ă affronter nos propres monstres intĂ©rieurs : comment couvrons-nous nos ennemis ?
Ce roman est un mĂ©lange : il est une confession intime et une tragĂ©die universelle, oĂč chaque personnage est Ă la fois victime et bourreau, enfermĂ© dans un cycle de culpabilitĂ© et de rĂ©demption impossible. En fin de compte, le vĂ©ritable ennemi nâest pas Texel. Câest la conscience elle-mĂȘme, ce miroir implacable qui nous renvoie toujours Ă nos propres failles.