Cosmétique de l'ennemi : Nothomb et l'art de masquer l'intime

Sous l’apparence banale d’un retard de vol, AmĂ©lie Nothomb Ă©rige un espace de suspense psychologique oĂč se joue une introspection infernale, un combat intĂ©rieur mimĂ© par l’apparition de Textor Texel. Ce personnage, Ă  la fois vulgaire et fascinant, incarne la dualitĂ© humaine dans toute sa splendeur macabre.

A travers les mots
4 min ⋅ 10/09/2024

L’Ɠuvre s’ouvre sur une histoire d’une banalitĂ© significative : « Les nerfs de JĂ©rĂŽme Angust Ă©taient dĂ©jĂ  Ă  vif quand la voix de l’hĂŽtesse annonça que l’avion, en raison de problĂšmes techniques, serait retardĂ© pour une durĂ©e indĂ©terminĂ©e. » Cette phrase anodine, qui semble dĂ©crire un simple contretemps, est en rĂ©alitĂ© la premiĂšre brique d’un Ă©difice symbolique. L’avion retardĂ© n’est pas un simple caprice du destin : il reprĂ©sente un arrĂȘt forcĂ© dans la vie d’Angust, un moment de suspension qui permettra Ă  la trame cauchemardesque de se dĂ©ployer.

L'indĂ©termination du temps n'est autre que la mĂ©taphore d'une errance intĂ©rieure qui s'apprĂȘte Ă  prendre forme. Jusqu’oĂč peut-elle s’étendre ? A quel point peut-elle se dĂ©voiler ?

Texel : l’ennemi inĂ©luctable, un reflet tissĂ© de chaos

C’est dans cet entre-deux que Texel fait son apparition. Loin de se contenter d’un rĂŽle de passager importun, Texel est le catalyseur du drame, celui par qui la vĂ©ritĂ© Ă©clate Ă  travers le chaos. Son approche dĂ©note dĂ©jĂ  une intention prĂ©datrice : « Bonjour, monsieur, lui dit quelqu’un avec cĂ©rĂ©monie. » Cette politesse glaciale n’est qu’un masque qui dissimule un dessein beaucoup plus sombre. DĂšs le premier contact, Texel s’empare de l’espace psychique d’Angust. La salle d’attente de l’aĂ©roport, avec sa banalitĂ© familiĂšre, se transforme en une scĂšne de théùtre mentale, oĂč l’homme traquĂ© ne peut ni fuir, ni se cacher.

Texel est celui qui a tout prĂ©vu, tout anticipĂ©. Sa proie, JĂ©rĂŽme, est coincĂ©e dans cet aĂ©roport et dans cette interaction. « Il fallait un endroit oĂč je puisse vous coincer. Vous deviez prendre cet avion, vous ne pouviez pas vous permettre de partir ! » À ce moment prĂ©cis, l’aĂ©roport cesse d’ĂȘtre un lieu de transit pour devenir une prison symbolique, le dĂ©cor d’un jeu oĂč l’issue n’est ni le vol ni la fuite, mais la confrontation. Et cette confrontation n’est pas seulement avec Texel.

Elle est avec soi-mĂȘme, avec l'ennemi intĂ©rieur qui, lentement mais sĂ»rement, se dĂ©voile.

Texel se dĂ©voile alors comme l’assassin de l’épouse d’Angust, Isabelle : « Je suis l’assassin de votre femme. » Mais cette rĂ©vĂ©lation ne choque pas simplement par son horreur immĂ©diate. Ce meurtre n’est pas un fait brut. Il devient un acte de provocation, une intrusion dans la psychĂ© de JĂ©rĂŽme, qui doit dĂ©sormais affronter un dilemme moral implacable. Texel ne se contente pas de rappeler Ă  Angust la douleur de la perte, il l’accuse indirectement d’avoir participĂ© Ă  ce meurtre, dans un jeu perverti oĂč l’innocence et la culpabilitĂ© se confondent.

Cosmétique, ou la science de la destruction morale

La « cosmĂ©tique » que Texel Ă©voque n’a rien Ă  voir avec les apparences frivoles. « La cosmĂ©tique, ignare, est la science de l’ordre universel, la morale suprĂȘme qui dĂ©termine le monde. » Ce qu’il nomme cosmĂ©tique est en fait une rĂšgle macabre qui justifie la dĂ©sintĂ©gration de la morale conventionnelle. Ce concept, Ă©trangement perverti, permet Ă  Texel de justifier non seulement ses actes, mais aussi l’enchevĂȘtrement psychologique dans lequel il entraĂźne JĂ©rĂŽme.

Texel va plus loin en forçant JĂ©rĂŽme Ă  accepter l’idĂ©e que sa propre culpabilitĂ© est inĂ©luctable. Il ne suffit pas Ă  Angust d’ĂȘtre la victime d’un harcĂšlement mental ; il doit aussi admettre sa part dans le crime : « Si vous ne vous vengez pas, JĂ©rĂŽme Angust, vous resterez quelqu’un d’inaccompli. » La vengeance, dans ce contexte, devient un rituel de purification, mais aussi une malĂ©diction. JĂ©rĂŽme est face Ă  un choix impossible : se venger et sombrer dans la mĂȘme violence que Texel, ou refuser et se condamner Ă  la torture perpĂ©tuelle du doute.

Texel, dans ce jeu sadique, ne cesse de revenir Ă  l’idĂ©e que « on a les criminels qu’on mĂ©rite. » Cette phrase est une charge, une condamnation qui pĂšse sur Angust comme un fardeau. L'innocence devient un leurre. Nothomb construit ici une vision profondĂ©ment pessimiste de l’humanitĂ©, oĂč le bien et le mal ne sont que deux faces d’une mĂȘme piĂšce.

La nature spectrale de Texel : (l’ombre de) JĂ©rĂŽme ?

L’un des aspects les plus fascinants de ce roman rĂ©side, Ă  mon sens, dans la nature de Texel lui-mĂȘme. Est-il une projection ? Est-il le produit de la culpabilitĂ© refoulĂ©e d’Angust ? Ou incarne-t-il une forme d’ombre junguienne, cet alter ego malĂ©fique qui surgit des profondeurs de la psychĂ© pour dĂ©truire son hĂŽte ? Cette ambiguĂŻtĂ© est au cƓur de l’Ɠuvre, qui oscille constamment entre rĂ©alitĂ© et dĂ©lire mental.

« Je suis toi. Je suis cette partie de toi que tu ne connais pas mais qui te connaĂźt trop bien. » Cette phrase rĂ©sonne comme la rĂ©vĂ©lation ultime : Texel n’est pas simplement un homme avec lequel JĂ©rĂŽme se retrouve enfermĂ© dans une salle d’attente. Il est l’incarnation des dĂ©sirs refoulĂ©s, des instincts meurtriers, des pulsions que JĂ©rĂŽme, dans son existence banale et rĂ©gulĂ©e, a toujours refusĂ© de voir. Cette dĂ©claration transforme le roman en un vĂ©ritable cauchemar psychologique oĂč l’ennemi n’est plus seulement extĂ©rieur, mais rĂ©side dans les entrailles mĂȘmes du protagoniste : oĂč est la limite entre l’autre et soi ? Qui est l’autre ? August est-il vraiment lui-mĂȘme ?

La notion de l’ennemi intĂ©rieur est ici exploitĂ©e jusqu’à son paroxysme. Loin d’ĂȘtre un simple meurtrier, Texel devient le double malĂ©fique de JĂ©rĂŽme, celui qui rĂ©vĂšle ce que ce dernier n’a jamais voulu admettre : son propre potentiel destructeur. Il y a, dans cette confrontation, quelque chose de mythologique, un combat entre deux forces Ă©gales mais opposĂ©es qui ne peuvent exister qu’en relation l’une avec l’autre.

Le supplice final : tuer ou ne pas tuer ? (Telle est la question ((je n’ai pas pu m’en empĂȘcher))

Le point culminant du roman n’est pas un acte de violence spectaculaire, mais un choix moral impossible. Texel pousse JĂ©rĂŽme Ă  le tuer. « Tuez-moi donc. Vous m’emmenez aux toilettes, vous me fracassez le crĂąne contre un mur et on n’en parle plus. » Mais JĂ©rĂŽme ne peut pas se rĂ©soudre Ă  cet acte. Tuer Texel, c’est se tuer soi-mĂȘme, admettre que l’ennemi n’est pas seulement un intrus, mais une part essentielle de son ĂȘtre.

Cette tentation du meurtre est une Ă©preuve d’une intensitĂ© rare. Texel sait parfaitement que, s’il meurt, il remportera malgrĂ© tout la victoire : il aura forcĂ© JĂ©rĂŽme Ă  reconnaĂźtre sa propre culpabilitĂ©, Ă  devenir l’assassin qu’il a toujours redoutĂ© d’ĂȘtre. Mais refuser de le tuer n’offre pas non plus de libĂ©ration. JĂ©rĂŽme reste alors piĂ©gĂ© dans l’incertitude, incapable de dĂ©terminer s’il est innocent ou coupable, victime ou bourreau.

Texel met en scĂšne ce dilemme avec une habiletĂ© dĂ©moniaque, sachant pertinemment que JĂ©rĂŽme ne pourra jamais rĂ©ellement s’en sortir. « Je suis la partie de toi qui ne se refuse rien. » Cette derniĂšre phrase scelle le sort de JĂ©rĂŽme. Que Texel survive ou non, il a dĂ©jĂ  triomphĂ©. Angust est condamnĂ© Ă  vivre avec la certitude que cette part sombre de lui-mĂȘme, cet « ennemi », est indestructible.

Un miroir brisĂ© de l’ñme humaine

CosmĂ©tique de l’ennemi est une Ɠuvre d’une rare puissance psychologique. Sous le masque d’une interaction banale entre deux inconnus se joue en rĂ©alitĂ© un pur combat existentiel, voire philosophique, qui vient brouiller les frontiĂšres entre le bien et le mal, entre l’innocence et la culpabilitĂ© - nous nous trouvons face Ă  l’effacement dans toute sa complĂ©tude.

AmĂ©lie Nothomb dissĂšque avec une prĂ©cision clinique la dualitĂ© de l’ñme humaine, les travers et les origines de la culpabilitĂ©, et, Ă  travers la figure de Texel, elle interroge notre capacitĂ© Ă  reconnaĂźtre et Ă  affronter nos propres monstres intĂ©rieurs : comment couvrons-nous nos ennemis ?

Ce roman est un mĂ©lange : il est une confession intime et une tragĂ©die universelle, oĂč chaque personnage est Ă  la fois victime et bourreau, enfermĂ© dans un cycle de culpabilitĂ© et de rĂ©demption impossible. En fin de compte, le vĂ©ritable ennemi n’est pas Texel. C’est la conscience elle-mĂȘme, ce miroir implacable qui nous renvoie toujours Ă  nos propres failles.

A travers les mots

A travers les mots

Par Diana C.

À propos de l’auteur de “A travers les mots”

Écrire est mon moyen de donner une forme Ă  l’informe, de contenir l’incontenable, de concevoir l’inconcevable, de vivre l’irrĂ©versible. C’est ainsi que je suis toujours en vie, malgrĂ© les heurts brutaux, malgrĂ© les dĂ©parts incessants, malgrĂ© tant d'adieux dissimulĂ©s derriĂšre des sourires de plomb, malgrĂ© tant de retours impossibles, malgrĂ© tant d'amours (in)finis. L’écriture est ma boussole dans la tempĂȘte, ma carte au milieu de l’immensitĂ©, mon unique moyen de ne pas sombrer dans l’ocĂ©an de la mĂ©lancolie – de mon immense mĂ©lancolie.

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