Dans l’obscurité des concessions, là où les murs ne cachent pas seulement les corps mais asphyxient les voix, celles des femmes que l'on exhorte sans cesse à se taire, à attendre, à plier. Les Impatientes de Djaïli Amadou Amal est un miroir tendu aux sociétés qui, sous couvert de coutumes sacrées, brisent les libertés.
« Munyal, mes filles, car la patience est une vertu. Dieu aime les patientes », répète le père de Ramla, une maxime implacable qui coule comme un venin dans les veines de ces femmes à qui l’on demande d’être des spectres, des ombres au service de la vanité masculine. L'impatience ici n’est pas seulement l'envie de liberté, mais le refus obstiné d'être réduite au silence. Cette impatience est celle de Ramla, qui ne veut plus que ses ambitions soient étouffées par le poids de l'honneur familial, elle qui murmure à travers ses larmes : « Je ne veux pas me marier avec lui ! S’il te plaît, laisse-moi rester ici » ; des mots qui s’éteignent dans l’indifférence cruelle de son père, pour qui la voix d'une fille n'est qu'un murmure sans importance face aux convenances sociales.
Cette impatience, c’est aussi celle de Hindou, qui vit dans la terreur des nuits avec son mari violent, Moubarak. Son quotidien est une mosaïque de souffrances où chaque jour de survie est un acte de défiance silencieuse. « Un jour, il m’a entraînée dans sa chambre et a voulu m’embrasser ! » se confie-t-elle, l’angoisse perçant dans chaque mot. Comment dire l’indicible, comment s’opposer quand la peur et la honte sont les seuls compagnons d’une vie volée ? Chaque respiration devient une lutte contre le néant, et l'impatience devient le souffle qui maintient en vie, qui refuse de mourir étouffé sous la brutalité.
Dans cette société où le mariage n'est pas un choix mais une sentence, Safira, la première épouse, incarne l'impatience vengeresse d'une femme qui a été trahie par la promesse du bonheur conjugal. Elle, qui a tant espéré être l'unique, se retrouve à devoir batailler contre une nouvelle épouse, à devenir une « daada-saaré », la gardienne désabusée d’un honneur rongé par la jalousie et la douleur. « Munyal, patience ! », lui dit-on encore et encore, comme une litanie sordide qui scelle les lèvres et les destins. Mais pour Safira, cette patience n'est plus une vertu, elle devient poison, transformant son amour déçu en un désir implacable de régner sur son foyer coûte que coûte. « Quoi qu’il arrive, je suis la daada-saaré. Personne ne pourra jamais me remplacer », dit-elle, prête à utiliser tous les stratagèmes, de la manipulation aux rituels occultes, pour asseoir sa suprématie. Elle sait que chaque nouvelle épouse n'est qu'une passagère dans ce cycle infernal de la polygamie où les femmes se déchirent pour les miettes de reconnaissance et de pouvoir laissées par les hommes.
Ces paroles d’une désespérance insoutenable révèlent une vérité brutale : l’impatience de ces femmes n’est pas seulement une émotion, mais une force vive, une flamme inextinguible. Elle est l’attente de ne plus attendre, de rompre les chaînes invisibles d’un système qui les écrase tout en les contraignant à sourire. « Je ne restais pas que par amour mais pour protéger mes enfants et être à l’abri du besoin. C’était suffisant pour que je défende farouchement ma place », confie Safira, et dans ces mots résonne toute l’amertume d’une femme qui sait que son combat est moins pour son cœur que pour sa survie.
L'impatience de ne pas être entendues est l'écho d'une longue résistance contre le silence imposé. Elle se lit dans chaque regard baissé mais plein de feu, dans chaque pas retenu mais lourd de sens, dans chaque choix limité mais empli de défi. Djaïli Amadou Amal, à travers cette fresque poignante, transcende le récit individuel pour poser une question à notre monde : combien de temps encore demandera-t-on aux femmes d'être patientes ? Combien de vies seront-elles encore sacrifiées sur l’autel de la tradition et de l’honneur ? L’impatience de ces femmes est un appel à la conscience, une invitation à écouter les murmures des cœurs oppressés et à faire de leur combat une cause commune.
Leur patience, qui « cuit la pierre », a aussi usé leurs âmes. Leur impatience, elle, sera celle qui brisera enfin les murs.