Amélie Nothomb, oiseau-mystère entre vie et mots

Dans Psychopompe, Amélie Nothomb voyage entre vie, mort et mythologie, tendre croisée des deux. L'écriture, son arme, lui permet ici d'exorciser des événements vécus, tout en passant, avec une ironie aussi talentueuse que surprenante, par la réconciliation avec les mystères de la mort - de l'existence, surtout.

A travers les mots
4 min ⋅ 06/09/2024

Ce texte est à mes yeux une confession poétique, où l'autrice, comme un oiseau-mystère, explore les hauteurs et les abîmes de son existence. Elle part à la recherche d’elle-même pour chercher, dans sa vie, les limites présentes entre naissance et anéantissement de soi.

Trame autobiographique vêtue de mythologie

Amélie Nothomb est également connue pour sa connaissance approfondie et l'utilisation de la mythologie dans ses œuvres, car elle se sert d'elle pour nourrir de ses enfants et de ses petits-enfants, ses personnages. Pensons par exemple à Antéchrista, où elle explore les thèmes de l'amitié toxique et de la manipulation à travers une relation qui rappelle certains aspects des mythes antiques, notamment l'idée de la dualité et du miroir de soi dans l'autre.

Psychopompe n’y échappe pas.

Le titre même est une référence à la fonction liminale de ces entités mythologiques — Hermès ou Charon dans la tradition gréco-romaine — chargées de guider les âmes des défunts à travers les confins de l'au-delà. Cette référence a une profondeur, car elle ne se limite pas à une simple allusion culturelle, mais s’inscrit dans une dynamique où l'autrice se positionne elle-même en tant que psychopompe littéraire, explorant les liens entre la vie et la mort, entre le réel et le transcendantal. Être de langage, se dit-elle, les mots se dirigent ainsi naturellement vers elle pour lui parler.

En revisitant ces motifs ancestraux, Nothomb ne se contente pas de les invoquer ; elle les réinterprète, les réinvente, les transpose dans un contexte contemporain où la quête du sens devient un cheminement personnel, presque mystique. La grue, par exemple, emblème de longévité et de sagesse dans les traditions asiatiques, se transforme sous sa plume en symbole de sacrifice et de transmutation, comme en témoigne l’histoire de la femme-oiseau qui se dépouille de ses plumes pour tisser une étoffe merveilleuse, illustrant ainsi le prix de l’immortalité littéraire et spirituelle.

Le livre commence par des souvenirs d'enfance imprégnés de symboles aviaires, une obsession qui traverse toute l'œuvre de Nothomb et qui trouve ici une nouvelle profondeur. Enfant, elle se découvre effectivement une fascination pour les oiseaux, créatures qui, pour elle, symbolisent la lutte incessante pour la survie, la beauté dans l'effort, et l'aspiration vers une liberté toujours fragile. “L’oiseau était la clef de mon existence”, écrit-elle, marquant ainsi la naissance d'une obsession qui ne la quittera plus.

Cette passion pour les oiseaux se mêle à une introspection sur le rôle de l'écrivain, comparé à celui d’un psychopompe, ces êtres mythologiques qui guident les âmes des morts. L'écriture devient alors un vol risqué, une manière de se hisser au-dessus du vide, tout en sachant que la chute est toujours possible. “Écrire, c’est voler,” dit-elle. Cette métaphore du vol souligne la force de l’écriture qui voyage entre les entités, mais qui risque à tout instant de perdre l’usage de ses ailes dans une course frénétique contre le temps et les mots.

Cette passion prend la forme d’une quête identitaire profonde, où l’observation minutieuse de ces créatures sert de miroir à sa propre existence. “L’oiseau était la clef de mon existence” confie-t-elle, établissant ainsi un lien indissoluble entre sa fascination aviaire et sa recherche de sens. En cela, chaque nouvelle exploration de cette passion devient un moyen pour elle de façonner son identité, car elle devient un reflet des questions qu'elle se pose sur la liberté, le destin, et le rôle de l’individu dans le vaste écosystème du monde. Cette obsession est décrite par l’autrice comme un éveil mystique, transcende la simple passion pour devenir une expérience spirituelle intense. “Dès l’instant où l’obsession aviaire est entrée en moi, [...] l’œuf a éclos. Ce fut une éclosion véritable : très difficile et angoissante”. Cet éveil, douloureux et bouleversant, marque le début d'une nouvelle perception du monde, où l'oiseau incarne non seulement la liberté, mais aussi la quête d'un idéal inatteignable, une aspiration à s’élever au-dessus de la banalité terrestre.

La Mort : amie harcelante

La mort, thème récurrent dans l’œuvre de Nothomb, est ici abordée avec une intensité nouvelle. La disparition de son père, figure tutélaire et absente, hante le texte. Nothomb décrit avec une lucidité poignante la manière dont ce deuil l'a poussée à envisager son propre rôle de psychopompe, non seulement pour elle-même, mais aussi pour ce père qu'elle continue d'accompagner au-delà de la mort. “C'était, par la grâce de cette écriture psychopompe, l'échange que chaque enfant rêve d'avoir avec son père et réciproquement”. Cette relation filiale posthume devient ainsi le cœur battant du récit, où l'amour se libère de toute contrainte terrestre pour devenir une communion pure entre les âmes.

La perception du viol à travers l'hirondelle : une altérité aviaire

L'agression, dans l'univers nothombien, se révèle sous des formes insidieuses et se perçoit avec une acuité particulière à travers les yeux d'une hirondelle. Dans le cadre exotique et oppressant du golfe du Bengale, où les vagues se succèdent avec une violence inouïe, Nothomb traduit son expérience en une métaphore aviaire : “Le cormoran de ce littoral, c’était moi. [...] rien ne m’importait que la sensation d’avoir des ailes à la place des bras”. Dans cet espace où la menace est omniprésente, l'agression est ressentie non pas directement mais par l’entremise du regard d’une hirondelle fluviatile, symbole de la fragilité confrontée à l'hostilité du monde. Cette hirondelle, confrontée à l'imminence du danger, incarne une altérité aviaire, une autre manière d'appréhender la menace, plus instinctive, plus pure, où chaque agression devient un combat pour la survie.

L’éclosion de l’œuf, chez Nothomb, se fait métaphore de la transformation intérieure, un rite initiatique aussi douloureux qu’inévitable. À l'âge de onze ans, au Bangladesh, Nothomb se décrit comme un être en pleine métamorphose : “Pour simplifier, je dirais qu’avant, j’étais un œuf. [...] Aujourd’hui encore, c’est mon aliment préféré”. L’éclosion est vécue comme un déchirement, une rupture violente avec l’état d’innocence et de protection que symbolise la coquille. Cette naissance au monde, marquée par l'angoisse et la solitude, se traduit par une prise de conscience aiguë de la réalité extérieure, une réalité que l’autrice appréhende désormais avec la vulnérabilité et la sensibilité d’un être dépouillé de sa coquille protectrice : “Expérience saumâtre. Vous attendez de recevoir des directives. Problème : personne ne m’en adressa”. Cette éclosion, loin d'être un simple éveil, devient un processus de crucifixion, où l’enfant qui émerge se trouve perforé, car confronté à la cruauté du monde, dépourvu des illusions de l'enfance.

Passages entre réalité et fantaisie

Le récit Psychopompe est structuré comme un vol, alternant entre des épisodes autobiographiques et des réflexions philosophiques, des souvenirs tangibles et des incursions dans l'imaginaire. Ce mouvement entre des registres variés crée un texte inégal, parfois difficile à suivre, mais qui reflète bien la nature erratique du vol dont Nothomb parle tant.

L’écriture est pour elle une manière de dompter la mort, de la regarder en face, de la pointer du doigt à l'aide de sa plume, mais surtout de se faire oiseau pour survoler les ténèbres qui guettent.

En somme, ce roman ne parle pas seulement des morts, ne sert pas seulement de moyen de communiquer avec eux. Admettons-le, le roman est aussi une célébration de l'existence, celle qui permet cette communication en la déployant. Nothomb y explore la lutte quotidienne pour donner un sens à l'existence, et surtout la puissance rédemptrice de l’écriture. Nothomb, à travers ce roman, continue à voler, à écrire, à vivre, même lorsque le ciel s'obscurcit. Comme elle le dit si bien : “Je n’ai pas dit mon dernier mot”.

A travers les mots

A travers les mots

Par Diana C.

À propos de l’auteur de “A travers les mots”

Écrire est mon moyen de donner une forme à l’informe, de contenir l’incontenable, de concevoir l’inconcevable, de vivre l’irréversible. C’est ainsi que je suis toujours en vie, malgré les heurts brutaux, malgré les départs incessants, malgré tant d'adieux dissimulés derrière des sourires de plomb, malgré tant de retours impossibles, malgré tant d'amours (in)finis. L’écriture est ma boussole dans la tempête, ma carte au milieu de l’immensité, mon unique moyen de ne pas sombrer dans l’océan de la mélancolie – de mon immense mélancolie.

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