Quand je vois le nombre d'éditions du livre Lolita de Nabokov, je m’interroge crûment. La multiplication des versions me fascine, autant qu'elle me rend perplexe. Pourquoi cette œuvre refuse-t-elle de s'éteindre ? Le récit semble être devenu obsessionnel, piégé dans un flux littéraire qui absorbe, déforme et que nous alimentons par notre curiosité.
Humbert humbert frappe par sa voix. Il n’est pas qu’un narrateur, car il se sert des mots comme d’outils magiques pour enchanter avec le langage. Dès les premières lignes, il nous captive : « Lolita, light of my life, fire of my loins. My sin, my soul. » La Beauté est ainsi préchée, presque envoûtante, un univers créé de ses mains à l’allure d’un serpent insidieux. Son histoire devient alors une symphonie douce-amère qui séduit, mais le venin de ces notes n’en demeure pas moins réel - il est réel d’efficacité. Nous sommes donc irrémédiablement attirés par la beauté de l’écriture, tant que nous sommes, je l’espère, horrifié.es par la laideur des actions qu’elle décrit et qui se lit à travers les lignes, mais aussi dans les mots de ce narrateur, presque conscient et confiant dans son horreur : « You can always count on a murderer for a fancy prose style. » Cette phrase capture le génie sombre de Nabokov : il ne nous laisse jamais oublier que, malgré nous, nous devenons complices de cette histoire macabre, terribles voyeurs placés derrière le regard d’un pédocriminel, probablement le plus lu du siècle dernier.
La force de Lolita réside dans le tourment moral qu’il inflige à son lecteur. À travers les yeux d’un homme dont les désirs sont aussi répréhensibles qu’intenses, nous sommes contraints de voir le monde. Humbert Humbert n’est pas un monstre simple ; il est brillant, charismatique, et profondément humain dans ses contradictions. C’est cette humanité qui le rend si dangereux, et qui rend notre lecture si perturbante.
On ne peut s’empêcher de ressentir une certaine empathie, non pour ses actes, mais pour la douleur, l’obsession qui le dévore. Nabokov écrit : « He is abnormal. He is not a gentleman. But how magically his singing violin can conjure up a tendresse, a compassion for Lolita that makes us entranced with the book while abhorring its author! » Cette dualité est le cœur de Lolita. Le lecteur est pris dans une spirale où l’admiration pour la maîtrise narrative de Nabokov se heurte à la répulsion morale pour Humbert.
Dolores Haze, ou Lolita, est plus qu’un simple personnage ; elle est une énigme, un reflet déformé des fantasmes de ceux qui la regardent. Pour Humbert, elle est tout et rien à la fois : muse, objet de désir, créature de rêve. Il la perçoit à travers un prisme déformé, comme une nymphe mythique plutôt qu’une enfant réelle. Nabokov montre cette distorsion de façon dévastatrice : « She was Lo, plain Lo, in the morning... But in my arms she was always Lolita. » À travers ces mots, Lolita est transformée, effacée, reconstruite à l’image du désir d’Humbert, lui dérobant sa véritable identité.
Mais derrière cette image façonnée par Humbert, qui est réellement Lolita ? Nous ne le saurons jamais vraiment. C’est cette absence, ce vide, qui rend le roman encore plus poignant. Elle est une victime silencieuse, réduite au silence par une narration focalisée sur son bourreau : la narration et le narrateur lui laissent finalement peu de place pour exprimer sa propre voix. En cela, Lolita devient une tragédie romanesque placée sous le signe de l’effacement, où la véritable douleur est celle d’un être humain réduit à un objet, manipulée et pervertie par la focalisation et le prisme du narrateur, enchanteur de l’horreur.
Tout au long du roman, Humbert Humbert tente de fuir la réalité, dans l’objectif de se trouver refuge dans un monde de souvenirs, de rêves et de fantasmes - nous en devenons spectateurs.rices, yeux rivés sur sa chute imminente. Il refuse de voir Lolita telle qu’elle est réellement, préférant la réinventer à chaque instant. Cette évasion constante est une tentative désespérée de transformer une réalité insupportable en quelque chose de plus poétique. Mais Nabokov, en maître du contraste, nous rappelle sans cesse la brutalité du réel. Humbert lui-même est piégé dans cette tension : « I leaf again and again through these miserable memories... was it then, in the glitter of that remote summer, that the rift in my life began...? »
Chaque tentative de fuite est vouée à l’échec, car la narration se referme sur elle-même. La réalité, implacable, finit toujours par rattraper, s’impose avec une cruauté inéluctable, déconstruisant les fondations du fantasme. Le roman lui-même devient cruel envers son propre personnage, le forçant à affronter une vérité qu’il cherche désespérément à fuir. Ce n’est pas seulement la violence physique ou émotionnelle qui se manifeste ici, mais une violence plus insidieuse, celle de la vérité nue, brutale, qui éclate au grand jour malgré tous les efforts pour la refouler.
La vérité est crue : Humbert Humbert est un pédocriminel. Il est temps de cesser de mâcher les mots, d'adoucir ce qui ne doit pas l'être. La littérature, aussi sublime soit-elle, ne peut plus se permettre de détourner les yeux des réalités qu’elle dépeint. Au contraire, elle doit les affronter de front, sans fard ni euphémisme, en exposant la noirceur pour ce qu’elle est, sans compromis.
Pourquoi Lolita continue-t-elle de captiver, de troubler, de provoquer ? Parce qu’elle suffoque d’une réalité que nous peinons à voir, elle dépasse la simple narration obsessionnelle - elle devient réflexion sur la nature de la littérature, sur la nature du désir, exposé dans son caractère criminel, et sur les limites de notre propre moralité. Nabokov est là inarrêtable, car il ne nous offre aucune échappatoire, aucun réconfort et nous confronte à cette perspective en captivant notre attention et notre effroi. Oui, il nous contraint à affronter les pires aspects de l’humanité, à les reconnaître comme des reflets implacables des prodondeurs de la nature humaine : nos yeux se rivent, notre colère monte, des abjections nous poussent à condamner l’oeuvre autant que le personnage. D’autres, fasciné.es par l’horreur, font de Lolita une oeuvre d’art intemporelle.
Chaque réédition de Lolita est un rappel brutal de cette vérité : la littérature véritable n’est jamais facile, il ne se plie ni à la morale ni aux attentes, car pour trouver les mots, il faut parfois aller au coeur de la noirceur du monde, dans l’espoir de la démanteler, de la mettre à nu pour l’habiller de vérités. La littérature nous attrape, nous bouscule, nous pousse dans le fossé, nous met mal à l’aise de véracité. Et c’est précisément cette capacité à déranger, à provoquer une réaction viscérale, qui fait de Lolita un roman édité, puis réédité, et encore réédité.
Nabokov a créé un monstre littéraire, non pas en la personne d’Humbert, car celui-là reste monstrueusement humain, mais en l’œuvre elle-même, une œuvre qui continue de nous hanter, de nous questionner, de nous rappeler que les limites entre le bien et le mal, entre le beau et le laid, sont toujours plus poreuses que nous ne voudrions l’admettre.