L’amour. Ce mot si galvaudé, si érodé par les usages quotidiens, trouve dans Le Livre des sœurs une réinvention radicale.
A ma soeur
Dans cette fresque intime, Nothomb ne se contente pas de dépeindre un lien fraternel, elle l’élève au rang de mythe moderne, où deux sœurs, Tristane et Laetitia, s’aiment d’un amour si vaste, si total, qu’il défie les normes de l’attachement humain. L’écriture habitée de Nothomb fait de ce récit une symphonie où chaque note, chaque silence, traduit l'infini d’une relation qui dépasse tout, même la mort symbolique de l’individualité.
L’histoire commence avec une absence. Celle de Florent et Nora, des parents si absorbés par leur amour l’un pour l’autre que leurs enfants semblent presque superflus dans leur équation conjugale. Florent et Nora sont le miroir d’un narcissisme à deux, une passion fusionnelle qui les coupe du monde extérieur et, de fait, de leurs propres filles. « Ils sont amoureux comme des fiancés », explique Tristane à sa sœur, comme si cette fusion était à la fois admirable et effrayante.
C’est ce déficit d’attention, cette négligence involontaire qui fait que Tristane, la sage aînée, se tourne vers sa sœur pour combler ce vide affectif. L’amour que se portent leurs parents, s’il est total, ne se divise pas. Il englobe le couple, laissant les enfants en marge. Les parents « n’avaient pas de place à [lui] attribuer », explique Tristane avec une maturité sidérante pour une enfant. Ce qu’ils ignorent, c’est que leur négligence a planté les graines d’un amour plus puissant, celui qui naîtra entre leurs filles, Tristane et Laetitia.
Dans cet univers déséquilibré, Tristane et Laetitia deviennent l’une pour l’autre tout ce que leurs parents ne peuvent être. Leur rencontre, au moment de la naissance de Laetitia, est dépeinte avec une intensité mystique : « Deux âmes se découvrirent et résonnèrent l’une en l’autre. Deux planètes s’alignèrent de manière si exacte qu’une musique qui ne devait jamais s’assourdir s’éleva ».
Dès lors, les deux sœurs créent une symbiose, un monde clos où l’extérieur n’a plus d’importance. Tristane devient plus qu’une sœur ; elle est la mère, l’amie, la confidente, celle qui veille sur Laetitia avec une dévotion sans bornes. Cette relation défie la banalité des amours familiaux. « Je voudrais me marier avec toi », déclare Laetitia à Tristane avec la naïveté de l’enfance, mais aussi avec une lucidité qui dérange. Elles se marient symboliquement, réinventant les liens familiaux, fusionnant dans un amour inaltérable qui ne souffre d’aucune séparation.
Alors que Laetitia grandit et se transforme en une jeune fille vibrante, fougueuse, parfois insolente, Tristane, elle, s’efface. Son amour pour sa sœur la consume au point de se sacrifier : elle devient le socle, la terre fertile sur laquelle Laetitia pousse, grandit, et s’épanouit. « Hélas, comment échapper au terne, quand c’est sa nature ? » se demande Tristane avec une mélancolie poignante, se décrivant comme « une petite fille terne ». Laetitia, elle, incarne la lumière. Elle rêve de devenir chanteuse de rock, d’incarner cette liberté que Tristane ne pourra jamais s’accorder. Tristane, pour sa part, admire sa sœur avec une ferveur presque religieuse, tout en sachant que leur lien fusionnel finira par devenir une prison pour elle. C’est cet éveil de Laetitia, cette soif d’indépendance, qui commence à fissurer l’univers clos des deux sœurs.
La relation entre Tristane et Laetitia ne se comprend pleinement qu’à travers la contrepartie silencieuse des parents, Florent et Nora. « Papa m’a ordonné de ne plus pleurer », raconte Tristane, un ordre symbolique qui représente toute la dureté et l’indifférence sous-jacente de cette parentalité distante. Les parents sont amoureux, oui, mais cet amour ne déborde jamais sur leurs enfants. Ils vivent dans une bulle émotionnelle qui les isole de toute responsabilité parentale réelle. Quand Laetitia demande si leurs parents les aiment « assez », la réponse de Tristane est d’une tristesse sans fond : « Ça veut dire quoi, aimer assez ? ».
Cette absence parentale, bien que jamais violente, est une violence de l’indifférence. C’est une forme de silence qui résonne à travers le roman, un écho de ce que Tristane et Laetitia ne recevront jamais de leurs parents. Et c’est dans ce vide que naît la véritable tragédie : l’amour entre les deux sœurs, aussi sublime soit-il, n’est pas une solution. Il est une réponse à un manque, un palliatif qui ne peut qu’amplifier les carences d’affection.
À travers cette relation, Nothomb interroge subtilement la nature même de l’amour. Peut-il être total sans être destructeur ? Tristane, en se sacrifiant pour Laetitia, finit par disparaître, non par effacement, mais par dévotion. « Si je renonçais pour toi à Paris, à la Sorbonne, à ces études, je t’aimerais mal », lui confie-t-elle plus tard, tentant de réconcilier l’amour avec l’indépendance.
Mais Laetitia, aveuglée par cet amour, ne peut accepter cette séparation, même symbolique.
C’est là que se révèle la véritable puissance de l’œuvre : l’amour entre Tristane et Laetitia, aussi pur soit-il, n’est pas une simple bénédiction. Il est un amour total, et tout amour total porte en lui une part de destruction. Ce lien fusionnel, qui les a nourries et protégées, finit par devenir une cage dorée, un amour qui ne laisse aucune place à l’individualité.
Le Livre des sœurs d’Amélie Nothomb est une exploration magistrale de l’amour fraternel dans sa forme la plus brute, la plus totale, la plus effrayante. À travers l’histoire de Tristane et Laetitia, Nothomb redéfinit ce que signifie aimer : non pas une simple affection, mais un engagement total, un sacrifice de soi, une fusion qui transcende les règles humaines.
Cette symbiose, belle et tragique à la fois, est le cœur battant de ce roman où l’amour, au lieu d’élever, finit par dévorer ceux qui l’incarnent.